CHAPITRE 18

 

Au Fort de la Baie,

Le jour de l’arrivée de Maître Robinton, 14.10.15

 

 

Avec tant d’habiles artisans et de travailleurs zélés, il ne fallut que onze jours pour construire le Fort de la Baie, malgré les maçons qui branlaient du chef, trouvant que le ciment n’avait pas le temps de durcir. Trois autres jours furent consacrés aux aménagements intérieurs. Lessa, Manora, Silvina et Sharra, après maints conciliabules et déplacements de meubles, parvinrent à ce qu’elles considéraient comme un emploi efficace – pas efficient, efficace, remarqua Sharra à l’adresse de Jaxom avec un sourire caustique – des offrandes affluant de tous les Forts et de tous les Ateliers.

Sharra parlait d’un ton où se mêlaient la fatigue et la fierté. Elle avait passé la journée à défaire les paquets, à laver et disposer les objets.

N’étant pas indispensables au chantier où il y avait pléthore de constructeurs, N’ton, F’nor et F’lar, quand il pouvait se libérer, s’étaient joints à Jaxom et à Piemur pour explorer les environs immédiats de la Baie.

Avec une certaine arrogance, Piemur avait assuré à F’lar que les dragons devaient absolument connaître un lieu par eux-mêmes avant de pouvoir s’y rendre par l’Interstice, ou en recevoir une image assez nette de quelqu’un qui y était allé. Lui, Piemur, avec ses deux pieds et les quatre pattes de Stupide, devait passer le premier pour que les simples chevaliers-dragons puissent venir ensuite. Les chevaliers-dragons n’entendirent pas parler de ce raisonnement, mais Jaxom se dit que Piemur commençait à lui taper sur les nerfs.

Finalement, ils établirent des camps temporaires à une journée de vol de la Baie, disposés en un vaste arc de cercle ayant pour centre le nouveau Fort. Chacun comprenait un abri léger avec un toit de tuiles et un cabanon pour entreposer des vivres de première nécessité et des fourrures de couchage. Ils effectuèrent aussi un vol de deux jours en direction de la montagne et installèrent un autre camp à leur point d’arrivée.

Jaxom pourrait bientôt recommencer à voler dans l’Interstice. Il n’avait plus qu’à attendre le verdict de Maître Oldive. Et comme celui-ci viendrait bientôt examiner Robinton, l’attente ne serait pas longue.

— Et si je peux voler dans l’Interstice, Menolly le pourra également.

— Et pourquoi devriez-vous attendre que Menolly puisse aussi voler dans l’Interstice ? demanda Sharra, avec un peu d’humeur, inspirée, espéra-t-il, par la jalousie.

— C’est elle qui a découvert cette Baie la première avec Maître Robinton.

Pourtant il ne regardait pas la Baie, mais la montagne omniprésente.

 

Maître Idarolan vérifia la précision des cartes de Piemur en déterminant sa position sur le contour des côtes maintenant visibles, et en prévoyant la date de leur arrivée au Fort de la Baie. Ils avaient quitté les eaux d’Ista depuis vingt-deux jours quand ils doublèrent la pointe occidentale de la Baie, par un beau matin ensoleillé.

Oldive et Brekke avaient dit d’éviter un accueil en fanfare qui aurait fatigué Maître Robinton. Il n’y avait que quelques personnes : Maître Fandarel représentait les centaines de maîtres et compagnons ayant travaillé à la construction du Fort, Lessa représentait tous les Weyrs dont les dragons avaient transporté hommes et matériaux, et Jaxom était le porte-parole logique des Seigneurs, qui avaient fourni main-d’œuvre et provisions.

Le gracieux trois-mâts remonta la Baie en direction de la jetée de pierre. Jaxom, apercevant le Harpiste, debout à la proue, qui leur faisait de grands signes, émit un « youpi ! » retentissant. Les lézards de feu en glapirent et se lancèrent dans un ballet aérien compliqué au-dessus du bateau.

— Regardez, il est presque noir de soleil ! s’écria Lessa, serrant le bras de Jaxom.

— Vous pouvez être sûre qu’il a dû se reposer, dit Fandarel, souriant jusqu’aux oreilles à l’idée de la surprise qui attendait leur ami.

En effet, le Fort n’était pas visible de la Baie.

Maître Idarolan donna un brusque coup de barre, et le bateau vira pour accoster. Des matelots sautèrent sur la jetée et enroulèrent les amarres aux bollards. Protestant contre cet arrêt soudain, la coque du vaisseau craqua. Des tampons accrochés au bastingage furent descendus pour empêcher le flanc du navire de frotter contre la pierre. Puis on installa une planche en guise de passerelle.

— Je vous l’amène à bon port, dit Maître Idarolan d’une voix de stentor sortant de la timonerie.

Spontanément, Jaxom poussa une acclamation jubilatoire, à laquelle répondirent en écho le cri de joie de Lessa et le rugissement de bienvenue de Fandarel. Jaxom et Fandarel, debout de chaque côté de la planche, prirent chacun par une main Robinton qui manqua terminer son voyage sur une glissade.

Ramoth et Ruth claironnèrent, redoublant l’excitation des lézards de feu dont l’extravagance ne connut plus de bornes. Se haussant sur la pointe des pieds, Lessa attira à elle la tête du Harpiste et lui planta deux gros baisers sur les joues. Des larmes brillaient sur son visage, et Jaxom réalisa avec étonnement que lui aussi avait les yeux humides. Il se tint discrètement à l’écart pendant que Fandarel, d’une bourrade amicale, faisait chanceler son ami, le rattrapant ensuite d’une main grande comme un battoir. Puis il aida Brekke et Menolly à débarquer. Tout le monde parlait en même temps. Anxieusement, Brekke regardait tour à tour Robinton et Jaxom, demandant si le jeune homme n’avait pas eu de maux de tête, puis pressant le Harpiste de ne pas rester au soleil, comme s’il n’y avait pas été exposé jour après jour pendant la traversée.

Puis elle prit la direction de l’ancien abri, mais Fandarel l’arrêta en riant et la poussa doucement vers l’avenue sablée menant au nouveau Fort. Brekke voulut protester, mais Lessa lui prit le bras.

— Je suis certaine que l’abri était par là…

— En effet, dit Maître Fandarel qui marchait à côté de Robinton. Mais nous avons trouvé un meilleur site, préférable pour notre Harpiste !

— Plus efficient sans doute, mon ami ? dit Robinton, posant la main sur l’énorme épaule du Forgeron.

— Beaucoup plus efficient en effet ! Beaucoup plus, dit Fandarel, étouffant de rire.

Brekke s’arrêta, stupéfaite.

— C’est incroyable !

Robinton et Fandarel les rejoignirent.

— Mais Brekke m’avait dit que l’abri était petit, dit le Harpiste hésitant. Sinon, j’aurais demandé…

Lessa et Fandarel le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent vers le perron.

— Attendez seulement de voir l’intérieur, dit Lessa.

— Tout Pern s’y est mis, dit Jaxom à Brekke.

Menolly, elle, ne voyait que la baie paisible, le sable soigneusement ratissé et les buissons en fleurs bordant la plage qui semblait aussi vierge que le jour où elle y était venue avec Jaxom. Seule la masse du Fort témoignait d’un changement.

— C’est incroyable.

— Je sais, Menolly. Ils ont pris grand soin de ne pas abîmer le paysage. Et attendez de voir l’intérieur du Fort de la Baie…

— Il a déjà un nom ?

— Comme c’est beau, dit Brekke. C’est une merveilleuse surprise. Je croyais arriver dans…

Elle eut un joyeux éclat de rire.

— Je dois avouer que cette construction est infiniment préférable !

Ils étaient au pied des marches en blocs de pierre noire, jointoyés de ciment blanc qui leur donnait à la fois solidité et beauté. Un toit de tuiles orange clair recouvrait une véranda frôlant les arbres, dont les fleurs embaumaient l’air de leurs effluves épicés. Les volets de métal étaient repliés, les fenêtres plus grandes que partout ailleurs sur Pern. Le Harpiste stupéfait visita d’abord la grande salle. À l’entrée de Jaxom, Brekke et Menolly, Robinton avait déjà jeté un coup d’œil à son futur bureau, stupéfait que Silvina y eût déjà apporté tout son cabinet de travail de l’Atelier des Harpistes. Perché sur une poutre et faisant écho à son trouble, Zair pépiait à cœur que veux-tu. Beauté et Berd vinrent le rejoindre, puis Meer, Talla et Farli surgirent à leur tour. Ils semblaient tous comparer leurs impressions.

— Mais c’est Farli ! Il me semblait bien avoir entendu dire que Piemur était là. Mais où ? dit le Harpiste étonné.

— Il fait rôtir les viandes avec Sharra, dit Jaxom.

— Nous ne voulions pas trop de monde autour de vous, ce qui aurait pu vous fatiguer… dit Lessa d’un ton apaisant.

— Me fatiguer ? Me fatiguer ! J’ai justement besoin de me fatiguer un peu ! PIEMUR !

Si son visage détendu et hâlé n’avait pas été une image suffisante de sa guérison complète, le rugissement qui s’échappa de sa poitrine, aussi assourdissant que jamais, n’aurait plus laissé aucun doute sur sa vitalité.

— Maître ? répondit au loin une voix stupéfaite.

— PIEMUR, AU RAPPORT !

— Heureusement que nous l’avons amené en bateau pour l’obliger à se reposer, dit Brekke, souriant à la Dame du Weyr. Imaginez-vous le mal qu’il nous aurait donné sur la terre ferme ?

— Ce que vous n’imaginez pas toutes les deux, c’est à quel point mon indisponibilité temporaire m’a retardé dans d’importantes…

— Maître Robinton ?

Menolly prit une coupe, un magnifique objet de verre, au pied de couleur bleu harpiste, gravée au nom de Robinton et à l’image d’une harpe.

— Avez-vous vu ça ? dit-elle en la lui tendant.

— Ma parole, c’est le bleu harpiste ! s’écria Robinton, prenant le merveilleux objet dans sa main.

— Il vient de mon atelier, dit Fandarel en souriant. Mermall voulait le faire entièrement bleu, mais j’ai pensé que vous préféreriez voir le rouge du vin de Benden dans une coupe de verre blanc.

Robinton examina attentivement la coupe, les yeux brillants de plaisir et de gratitude. Puis son long visage s’allongea encore, l’air chagrin.

— Mais elle est vide, dit-il d’un ton mélancolique.

À ce moment, une commotion secoua la cuisine.

Piemur écarta violemment le rideau, manqua perdre l’équilibre en évitant Brekke, et fit irruption dans la pièce.

— Maître ? haleta-t-il.

— Ah, Piemur, grasseya le Harpiste, lorgnant son jeune compagnon comme s’il avait oublié pourquoi il l’avait convoqué.

Ils se regardèrent, Robinton fronçant les sourcils, Piemur pantelant d’avoir couru et battant des paupières pour écarter la sueur coulant dans ses yeux.

— Piemur, vous êtes là depuis assez longtemps pour avoir repéré où l’on range le vin ? On me fait cadeau de cette coupe ravissante, mais elle est vide !

Piemur se remit à battre des paupières, puis dit à la cantonade :

— Il est parfaitement guéri ! Et si ce wherry rôti brûle…

Avec un regard dégoûté au Harpiste, il tourna les talons, écarta le rideau et sortit, claquant toutes les portes derrière lui.

Jaxom saisit le clin d’œil complice de Menolly. Malgré ses manières bourrues, Piemur n’avait pu dissimuler son émotion à ceux qui le connaissaient. Il revint bientôt, balançant à bout de bras une outre portant le sceau de Benden imprimé sur la cire de son bouchon.

— Ne le balance pas comme ça, mon garçon, s’écria le Harpiste. On doit traiter le vin avec respect…

Il prit l’outre des mains de Piemur et regarda le sceau.

— Hum. C’est l’un des meilleurs crus. Tssit, tssit, Piemur, n’as-tu pas appris avec moi comment traiter le vin ?

Il brisa le sceau d’une main experte, puis soupira de soulagement en constatant l’état parfait du bouchon. Il le passa sous son nez, humant délicatement.

— Ah, parfait ! Il n’a pas souffert du voyage ! Allons, mon garçon, servez tout le monde, voulez-vous ? Les coupes ne manquent pas ici, à ce que je vois !

Jaxom et Menolly les distribuaient déjà, et Piemur se mit à les remplir, avec tout le respect dû aux grands crus de Benden. Le Harpiste, sa coupe à la main, observait la cérémonie avec une impatience croissante.

— À votre santé retrouvée, mon ami, dit Fandarel.

Tout le monde répéta ce toast avec ferveur.

— Je suis vraiment touché, dit le Harpiste en buvant la première gorgée.

— Et vous n’avez pas encore tout vu, dit Lessa. Brekke, venez voir aussi. Jaxom, Piemur, apportez les paquets.

— Pas si vite, Lessa. Je vais renverser mon vin !

Les yeux fixés sur sa coupe, le Harpiste suivit Lessa.

Franchissant le panneau à glissière, ils passèrent dans le petit couloir séparant le grand Hall des chambres à coucher. Brekke les suivit avec intérêt et curiosité.

La chambre du Harpiste, la plus grande de toutes, occupait le coin opposé à son bureau. Quatre autres chambres pouvaient loger chacune deux invités, mais, comme Lessa le fit remarquer, on pouvait faire confortablement dormir sous la véranda la moitié d’un Fort. Il est vrai que le Harpiste n’avait pas encore droit à tant de visiteurs. Il fut convenablement impressionné par la vaste cuisine, et remarqua aussi le foyer auxiliaire en plein air. Portée par la brise marine, l’odeur des viandes rôties arriva jusqu’à eux, et il renifla d’un air gourmand.

— Puis-je vous demander d’où viennent ces effluves ?

— Nous avons des fosses à étuver et à rôtir sur la plage, dit Jaxom, pour les jours où nous avons trop de monde.

— Essayez votre fauteuil, dit Fandarel quand ils retournèrent dans le grand Hall.

— Bendarek l’a fait à vos mesures et sera impatient de savoir si vous en êtes satisfait. Voyez s’il vous va.

Le Harpiste prit le temps d’examiner le fauteuil à haut dossier magnifiquement sculpté, recouvert de peau de gueyt teinte en bleu harpiste. Il s’assit, posa les mains sur les accoudoirs. Ils avaient exactement la longueur de ses avant-bras, et le siège convenait admirablement à ses longues jambes.

— Dites à Maître Bendarek qu’il est parfait. Quelle attention de sa part ! J’en reste sans voix. Jamais je n’aurais imaginé tant de luxe dans ces déserts inexplorés, tant de beauté, de confort.

— Si vous êtes sans voix, Robinton, épargnez-nous votre éloquence, dit une voix ironique.

Ils se retournèrent et virent Maître Idarolan debout sur le seuil.

Tout le monde éclata de rire ; on fit entrer le Maître Pêcheur et on lui donna une coupe de vin.

— Vous dînez avec nous, vous et votre équipage, Maître Idarolan, lui dit Lessa.

— Je l’espérais bien. Ne le dites à personne, mais il y a des jours où j’ai une envie tenace de remplacer le poisson par la viande rouge.

— Maître Robinton, regardez ! dit Menolly d’un ton stupéfait.

Elle venait d’ouvrir une armoire entre deux fenêtres.

— Je jugerais que c’est la main de Dermently !

Tous les chants et ballades traditionnels nouvellement recopiés sur des papyrus neufs et reliés en peau de gueyt bleue ! Exactement ce que vous aviez demandé à Arnor.

Le Harpiste voulut à toute force ouvrir chaque recueil pour juger du travail. Ensuite, il examina tous les placards et les presses du Fort, jusqu’à ce que la chaleur de l’après-midi chasse tout le monde sur la plage pour un bon bain. Brekke voulait que le Harpiste se repose tranquillement à l’écart, mais Fandarel, montrant Robinton qui folâtrait dans l’eau avec les autres, remarqua :

— Il se repose autrement. Laissez-le. La nuit suffit pour dormir.

La brise du soir se leva quand le soleil s’inclina vers l’horizon occidental. On sortit des tapis, des nattes tressées et des bancs pour tout le monde. Quand F’lar et F’nor arrivèrent, le Harpiste voulut leur faire visiter son merveilleux Fort, et fut assez déçu en apprenant qu’ils le connaissaient déjà.

— Vous oubliez que toute une armée a travaillé à sa construction, Robinton, dit F’lar. C’est sans doute le Fort le mieux connu de toute la planète.

À ce moment, Sharra et le cuisinier du bateau, un petit homme maigrichon, d’après lui, un grand n’aurait pas tenu dans la cambuse de la Sœur de l’Aube, vinrent annoncer que le festin était prêt et faillirent se faire renverser par les hôtes affamés.

Quand nul ne fut plus capable d’avaler une bouchée, et que Maître Robinton lui-même en fut réduit à siroter son vin à petites gorgées, l’assemblée se dispersa, les marins d’un côté, puis Jaxom, Piemur, Menolly et Sharra, les artisans et finalement les chevaliers-dragons.

— Je me demande ce qu’ils vont encore nous trouver à faire maintenant, grommela Piemur en les dévisageant.

Menolly éclata de rire.

— Toujours la même chose, je suppose. Robinton a étudié vos cartes et vos rapports à s’en user les yeux.

Repliant ses genoux sous son menton, elle sourit, les yeux brillants.

— J’ai cru comprendre que Sebell, N’ton et F’lar protègent les gens de Toric et cette horde de fils de Seigneurs qui va descendre du Nord. Ils exploreront la partie occidentale du continent… jusqu’à la frontière formée par votre rivière des roches noires, Piemur !

Piemur se contorsionna sur le sable.

— Ne m’en parlez pas ! J’espère bien ne jamais la revoir ! s’écria-t-il, levant un poing vers le ciel. Il m’a fallu des jours pour trouver dans la roche une brèche qui nous a permis de descendre de l’autre côté. Et j’ai été obligé de faire descendre les falaises à Stupide, puis de traverser à la nage. On a failli servir de festin aux poissons.

— Et nous, reprit Menolly, avec F’nor et le Harpiste, nous explorerons la partie est.

— L’intérieur aussi, j’espère ? demanda Piemur.

Elle fit un signe affirmatif.

— Et d’après ce qu’on m’a dit, ajouta-t-elle, Idarolan explorera la côte à la voile…

Jaxom sourit à Menolly.

— Maître Oldive arrive demain, je vais donc pouvoir voler de nouveau dans l’Interstice !

— Ça vous fera une belle jambe, ricana Piemur. Vous serez quand même obligé de faire la route en vol normal la première fois.

— Ce n’est pas du tout désagréable.

Une querelle de lézards de feu éclata dans les arbres et interrompit la conversation. Deux traits d’or se détachaient sur le vert plus sombre des feuillages.

— C’est Beauté et Farli en train de régler leurs comptes, s’écria Menolly, et, regardant curieusement autour d’elle, elle ajouta : Il n’y a ici que nos lézards de feu, Jaxom. Toute cette agitation a-t-elle fait fuir ceux du Sud ?

— J’en doute. Ils vont et viennent à leur guise.

— Êtes-vous parvenu à découvrir qui sont leurs hommes ?

Jaxom fut obligé de reconnaître qu’il n’avait même pas essayé.

— Il s’est passé tellement de choses.

— Je croyais que vous y auriez au moins réfléchi, dit Menolly.

— Quoi ? Pour vous priver du plaisir de chercher avec moi ? dit Jaxom, jouant la surprise. Dieu m’en préserve…

Il s’interrompit brusquement au souvenir de rêves bizarres où il lui semblait voir les choses par des centaines d’yeux. Il se rappela aussi ce que Brekke avait dit la première fois que Ruth avait combattu les Fils : « C’était difficile de voir la même scène par trois paires d’yeux à la fois. » Avait-il vu une scène, dans ses rêves, par les yeux de plusieurs lézards ?

— Qu’est-ce qu’il y a, Jaxom ?

— Peut-être que j’en ai rêvé, après tout, dit-il, avec un rire hésitant. Si vous rêvez cette nuit, Menolly, tâchez de vous rappeler votre rêve.

— Des rêves ? demanda Sharra. Quel genre de rêves ?

— Vous en avez fait aussi ? demanda Jaxom.

Elle était assise, jambes entrelacées, posture qui fascinait et confondait Menolly.

— Certainement. Seulement… comme vous, je ne me souviens de rien, sauf que je ne voyais pas avec netteté. Comme si les yeux de mon rêve n’accommodaient pas.

— C’est un joli concept, dit Menolly. Les yeux du rêve qui n’accommodent pas.

Piemur battit le sable de ses poings.

— Et voilà une nouvelle ballade qui se prépare !

— Oh, taisez-vous ! dit Menolly, impatientée. Ce long voyage solitaire vous a changé, Piemur, et, pour ma part, je n’apprécie pas la transformation.

— Personne ne vous le demande, répliqua sèchement Piemur.

Sur quoi il se leva et disparut dans la forêt, écartant rageusement les branches devant lui.

— Depuis quand est-il si susceptible ? demanda Menolly.

— Depuis qu’il est arrivé ici, dit Jaxom en haussant les épaules.

— Il s’est fait du souci pour Maître Robinton, dit lentement Sharra.

— Nous nous sommes tous fait du souci pour Maître Robinton, dit Menolly, mais nous n’avons pas changé de caractère !

Il y eut un silence embarrassé. Sharra déplia ses jambes et se leva brusquement.

— Je me demande si quelqu’un a pensé à faire manger Stupide !

Et elle s’éloigna dans une direction un peu différente de celle de Piemur.

Les yeux de Menolly s’étaient assombris, mais ils reprirent leur bleu coutumier quand elle se tourna vers Jaxom.

— Puisque nous sommes seuls, dit-elle, je préfère vous prévenir qu’il est pratiquement certain que personne du Weyr Méridional n’a rapporté l’œuf de Ramoth.

— Oh ? Vraiment ?

— Oh ! Vraiment !

Elle se leva, sa coupe à la main, et se dirigea vers une outre suspendue à un arbre.

Était-ce un avertissement ? D’ailleurs, quelle importance ? Maintenant que le Weyr Méridional était en passe de s’intégrer, il avait moins de raisons que jamais de dévoiler son rôle dans l’affaire.

Menolly alla prendre sa guitare sur la table, puis s’assit sur le banc et plaqua doucement quelques accords. Un nouveau chant, sur les yeux du rêve ? se demanda Jaxom. Il soupira. Il aimait bien Piemur, malgré sa langue caustique. Si seulement il avait mis un jour de plus, ou même seulement une demi-journée, pour atteindre la Baie ! Depuis son arrivée, Jaxom ne s’était jamais trouvé seul avec Sharra. Est-ce qu’elle l’évitait ? Où étaient-ce seulement les circonstances ? Il lui fallait trouver un moyen de séparer Sharra des autres ! Ou retourner voir Corana !